Un mal de vivre qui t’a emporté trop tôt, une différence que tu n’auras pas apprivoisée

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1999

Le 18 février 2016. Une date qui restera à tout jamais marquée dans ma mémoire. Celle du jour où un grand vide nous aura frappé en plein coeur, toute la famille et celle de ton épouse. Celle du jour où tu as choisi d’en finir avec la douleur qui rongeait ton âme.

Un été, il y a trois ou quatre ans environ, suite à l’écoute d’un documentaire sur le sujet, tu m’avais confié te reconnaître beaucoup dans le syndrôme d’Asperger. Et en y pensant et en discutant avec toi, c’est vrai que ça te ressemblait. Ça expliquait réellement beaucoup d’aspects de ta vie en l’analysant sous cet angle, tant pour la façon dont tu abordais tes passions que pour les aspects plus difficiles. Même si tu n’avais pas de diagnostic officiel, il ne faisait aucun doute que tu partageais des similarités avec le diagnostic d’un de tes neveux. Je savais combien il était important que tu t’acceptes et que tu t’outilles là-dedans car je le vivais avec mon fils aîné. J’aurai tenté plusieurs fois de te convaincre d’aller chercher du soutien pour y parvenir. En vain. C’est un 18 février, journée anniversaire de la naissance de Hans Asperger, que tu auras décidé de poser le geste fatal. Une mauvaise coïncidence qui mettra pour moi un visage bien concret aux statistiques sur la prévalence de la dépression et du taux de suicide chez les Aspergers. Qui sont dix fois plus à risque d’en souffrir, de penser commettre l’acte et de le faire que la population générale.[1]

Enfant, je t’aurai connu comme le grand frère aimant mais qui parlait peu. Mais tu te faisais un malin plaisir de me taquiner et de me faire pleurer. Tu m’appelais la fontaine éternelle. Ta façon de nous dire que tu nous aimais, ma sœur et moi, de nous agacer autant. L’adolescence arriva et du coup, tes tendances à vouloir te retirer, t’isoler et à être taciturne furent toutes mises sur le compte des hormones. Le grand classique de l’adolescence, quoi. Tu nous démontrais ton amour autrement, mais tu n’étais pas le plus à l’aise dans les conversations, les démonstrations d’affection et la socialisation. On a senti un réel épanouissement quand tu as découvert une passion : les ordinateurs et la programmation. Tu avais un talent fou dans ce domaine et tu savais l’exploiter. Après avoir quitté pendant quelques mois les bancs d’école, c’est quand tu as décidé de faire de cette passion ton domaine d’études que tu as retrouvé la motivation pour terminer ton Cégep et obtenir ton diplôme. Et je me rappelle, on semblait découvrir un nouveau frère tellement tu semblais t’ouvrir au monde pendant cette période de ta vie. Tu souriais plus, tu communiquais plus, tu semblais plus heureux, tout simplement. Puis vint le marché du travail. Tu performais bien. Trop bien même, trop minutieux. Mais il t’était difficile de supporter les codes sociaux et la pression au boulot. Et c’est à ce moment qu’on t’a senti glisser tranquillement et périodiquement vers des humeurs plus sombres. Tu n’en parlais pas, ou peu, mais nous en étions conscients. Dépression et burnout. Puis par la suite, retour aux études pour avoir ton diplôme d’ingénieur en informatique.  Tu ne travaillas pas dans ce domaine d’emploi mais tu as su mettre à profit ton profond intérêt pour un autre sujet en travaillant dans une boutique spécialisée en astronomie. Un domaine qui te fascinait et pour lequel tu pouvais facilement transmettre ta passion. Et quand tu avais un sujet d’intérêt, ça oui, tu savais en parler, beaucoup! Et avec une minutie et une précision hors pair des informations. Un peu comme ton petit neveu avec ses intérêts pour la nature, les sciences, les animaux. Il ne devine rien intuitivement des relations sociales, mais il connaît son affaire quand il parle de ses intérêts particuliers. Il ne retient pas que de son papa, il ressemble aussi beaucoup à son oncle, ce petit garçon.

À une époque, j’étais la seule de la famille qui habitait Montréal, comme toi. Une proximité géographique qui nous amena à se voir plus souvent. Peu à peu, à ce moment, je suis devenue celle à qui tu te confiais, même si je sentais bien que tu n’étais toujours pas réellement à l’aise en situation de conversation. Je savais pour tes difficultés de couple. Je t’ai offert mon soutien avant et pendant ta séparation. Et tu m’as confié, après quelques années, avoir tenté de te suicider. Mais tu t’étais relevé et avais retrouvé un certain goût pour la vie. Et tu as fait la connaissance d’une merveilleuse femme pour laquelle les qualificatifs me manquent. Une femme exceptionnelle. Tu n’aurais pu trouver mieux. Elle était simplement parfaite pour toi : avec elle, tu recommançais à sourire, tu retrouvais une joie de vivre. Mais les épisodes plus gris revenaient périodiquement, malgré la présence de cette âme sœur dans ta vie. Et tu ne répondais toujours pas à mes conseils d’aller chercher de l’aide pour t’outiller dans ce mal-être. Probablement pas plus qu’à ceux de ton épouse d’ailleurs. Et on ne pouvait le faire à ta place, ce bout de chemin t’appartenait…

Ces deux dernières années, tu avais cependant recommencé à t’ouvrir à moi. Tu étais un oncle aimant pour mes enfants. Tu t’accomplissais aussi dans certains hobbys qui te faisaient le plus grand bien, comme la photographie et l’ornithologie. Et ces deux passions combinées donnaient de magnifiques photos. L’été dernier, tu m’avais permis de partager un moment privilégié avec toi, en m’amenant dans ton petit refuge de nature en ville pour observer une buse. Un moment de complicité avec toi qui me restera toujours en tête. Je t’y avais senti particulièrement apaisé, c’est un endroit qui te faisait du bien. Ce même été, tu t’étais aussi confié à moi quand le fils d’un de tes amis s’était suicidé. Ça t’avait profondément bouleversé. Et tranquillement, à l’automne, j’ai senti que je te perdais un peu. Que tu prenais tes distances par rapport avec moi. Tu ne faisais plus de photographie, ou si peu. Tu parlais souvent d’un ton amer, un sentiment de mal-être recommençait à s’exprimer. À deux ou trois reprises, j’ai signifié à quelques membres de la famille que je m’inquiétais pour toi, que je n’aimais pas du tout ce que j’entendais ou ce que je lisais. Mais tu  ne répondais pas à mes questions. Et cette semaine, il y eut l’étincelle fatale. Il était clair que tu n’allais pas bien à l’intensité de ta réaction face à une broutille. Une intensité qui nous prit tous (tes parents, tes sœurs, tes beaux-frères et ton épouse) par surprise. Et je me suis retrouvée bien malgré moi au milieu de cette crise. J’ai exprimé à la famille mes craintes et que je sentais tu avais besoin d’aide. Et tous s’en rendaient compte et ont tenté de te le dire. J’ai bien tenté de t’expliquer que ta réaction était exagérée. Que ce que tu percevais ne correspondait pas à la réalité. Que nous ne comprenions rien à tout cela, qu’on s’inquiétait pour toi et qu’il te fallait aller chercher du soutien. Mais comme m’a dit une amie, à ce moment, tu avais déjà traversé la ligne. Rien de ce que l’on aurait pu dire ce soir-là n’aurait pu te raisonner et te ramener à la réalité. Surtout quand on sait combien tu aimais ton épouse, tes neveux, ta nièce, ta famille… Rationnellement, on le sait. Émotivement, c’est autre chose.

Lors de notre dernière conversation, qui n’aura été rien de ce j’avais souhaité, tu m’as dit que mon implication pour la cause de l’autisme et des enfants à besoins particuliers était exagérée. Que je menais une croisade, mais sans que ce terme n’ait de consonnance positive dans ta bouche à ce moment. Pourtant, deux ans auparavant, alors que je m’épuisais dans le combat pour la scolarisation de mon fils autiste, tu me soutenais, me disais que tu étais fier de moi et de ce que j’accomplissais. Je sais donc que ce n’est pas mon frère qui m’a parlé, ce soir-là. Que ce sont ses idées noires qui s’exprimaient. Et à mon frère, je lui fais une promesse : celle de la continuer, ma croisade. Aussi longtemps qu’il le faudra pour qu’enfin, la société accepte réellement la différence et qu’on puisse outiller tous les enfants à besoins particuliers afin qu’ils aient la chance de devenir des adultes épanouis et heureux dans leur différence. Aussi longtemps qu’il le faudra pour que l’on comprenne l’importance des diagnostics et services à tous les âges. Ma croisade risque d’être longue, très longue. Mais pour chaque enfant qui, comme ton neveu, acceptera sa différence et fera des progrès magistraux dans la compréhension de soi-même grâce à un soutien approprié, ce sera une petite victoire. Un petit pas de plus vers la baisse d’une statistique de dépression et de suicide qu’on ne doit plus accepter chez les Aspergers. J’aurais préféré que tu ailles chercher de l’aide et que tu ne nourrisses pas ces statistiques. Mais on ne peut retourner en arrière. Je ne  peux que garder en tête les souvenirs des bons moments partagés avec toi et tenter de donner un sens à ton geste en travaillant pour que d’autres ne posent pas le même. Car celui qui part est libéré de ses souffrances mais ceux qui restent vivent à tout jamais avec des questions pour lesquelles ils n’auront jamais de réponses. On t’aime, mon grand frère. Repose en paix et veille sur nous.

À lire sur Spectredelautisme.com : La dépression et le risque de suicide chez la personne autiste

[1]     http://psychcentral.com/news/2014/10/13/suicidal-thoughts-10-times-more-likely-in-adults-with-aspergers/76016.html

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Maman de deux petits trésors de sept et neuf ans, deux garçons merveilleux qui ont chamboulé sa vision de la vie (pour le mieux). D'une conception idéalisée de la maternité, elle est passée à la maman conscientisée qui souhaite faire une différence dans la compréhension des troubles invisibles. Deux maternités qui l'ont en effet projetée dans l'univers parallèle de l'autisme (de haut niveau). Et du trouble d'opposition. Et du trouble anxieux. Et du trouble de modulation sensorielle. Et du... bref, vous voyez le portrait! Depuis quelques années, elle s'implique activement sur les forums de parents d'enfants autistes afin de partager son expérience de maman d'une famille hors-norme, bénéficier de l'expérience des autres et participer au mouvement qui tente de changer la perception de l'autisme et autres diagnostics. Elle a vite constaté que les mots peuvent faire une différence et c'est pourquoi elle a accepté sans aucune hésitation l'invitation à participer à ce blogue. Elle partagera ici sans pudeur des tranches de son quotidien, inspirée par ses deux petits joyeux lurons.