La protéger à tout prix

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Quand on a pour projet de faire un enfant et quand on porte cet enfant, que ce soit durant toute la grossesse ou une fois que notre trésor chéri est enfin entre nos bras, on ne pense qu’à une chose : le PROTÉGER! Le protéger de tout ce monde agressif, où tout doit être fait suivant des normes, où chacun y va de son avis et de son conseil pour discuter de son avenir alors qu’il vient à peine de naître… Nous ne sommes pas devenus simplement des parents, mais également des PROTECTEURS et les protecteurs ne doivent jamais faillir à leurs tâches…

Et pourtant…

Il arrive parfois que les protecteurs n’arrivent pas à accomplir pleinement leur tâche. Et je parle ici en connaissance de cause parce que c’est ce qui nous est arrivés quand la différence, ce joli mot si paisible pour évoquer la maladie et le handicap, nous est tombée dessus, sans mot dire, il y a 5 ans. Nous étions totalement inexpérimentés, des protecteurs novices, au premier niveau, qui venaient d’apprendre qu’ils en prenaient pour 10 ans au moins de surveillance médicale rapprochée avec la certitude argumentée d’un professionnel de santé, que la situation ayant été prise en charge rapidement, serait très bien prise en charge et que les complications n’entreraient pas dans notre vocabulaire .

Quand je me revois à ces premiers rendez-vous, toute frêle et tremblante, tenant du mieux que je le pouvais et avec le plus d’assurance possible ma fille dans mes bras, à encaisser les mots tout en essayant de ne pas tomber moi-même dans les pommes, j’aurais aimé aller me voir et que ma version actuelle, un peu plus rompue aux difficultés de la vie, me dise avec le plus de bienveillance possible que les choses étaient dites et qu’il y aurait des mains tendues pour nous guider. Parce que là, à cet instant, on ne les connaissait pas encore, on portait le poids de la colère, de l’injustice qui nous écrasait tellement qu’il nous était impossible d’imaginer une main tendue. J’aurais tellement aimé que l’on nous soulage de ce poids à l’époque.

Cette différence, ce handicap, n’était pas quelque chose de visible au premier abord. Il touchait la vue. Ses yeux n’avaient pas été formés correctement et même si les premières opérations ont été concluantes, on a très vite compris que ce qui valait pour les 99% des cas atteints par la même chose ne valait pas pour nous et que le mot complication, que l’on avait donc banni de notre vocabulaire, s’est montré bien vite et a fait beaucoup trop de dégâts. Et continue, aujourd’hui encore, à en faire.

Protéger son enfant, c’est avant tout s’assurer qu’il ne souffre pas, qu’il peut dormir, se réveiller, jouer, découvrir, apprendre de la façon la plus sereine possible, mais quand votre enfant est différent et qu’il passe plus de temps dans une chambre d’hôpital que chez lui, comme c’est notre cas, cela n’est pas aussi simple. Au départ, nous voulions à tout prix comprendre pourquoi, médicalement, elle résistait à toutes les opérations pouvant lui permettre de restaurer et surtout, de conserver, le peu de vision que la cataracte et le glaucome, plus que réfractaires, s’étaient mis en tête de lui enlever. Sa résistance n’a pas été que dans les opérations, mais aussi dans les traitements, allant même jusqu’a en développer des allergies. Aucun traitement médical, tout comme chirurgical, n’a fonctionné ou alors malheureusement trop tardivement.

Et elle dans tout cela? Vous vous doutez bien que quand on subit plus de 30 opérations, le corps en prend un coup et son développement aussi. Ce développement a été cassé et a laissé apparaître et s’installer, petit à petit, divers troubles du comportements. Double sanction pour nous. Double échec. De voir que, non seulement nous n’avions pas réussi à la protéger correctement contre cette maladie, mais en plus, qu’elle développait à côté une autre pathologie. Que cette autre pathologie l’handicape même plus au quotidien que sa propre déficience visuelle qui est pourtant bien lourde.

Cette double sanction dans notre échec à la protéger a été atteinte au point culminant de cet été 2015 où les greffes ont été tentées pour sauver anatomiquement l’œil. Mais là encore, malgré un protocole très lourd, rien n’a fonctionné, malgré les 48 jours d’hospitalisation et les 28 AG rien que sur cette période. Le moindre petit espoir auquel on se raccrochait durait une semaine pour être piétiné la semaine suivante. Avec pour résultat à ce carnage, une éviscération qui a dû être validée par nous les parents, nous les protecteurs. Nous qui l’avions mis au monde, devions prendre la décision de toucher à son visage, d’autoriser à ce qu’on le mutile en premier pour mieux le reconstruire avec une prothèse oculaire dans un second temps. Nous devions dire oui à un retrait de son œil parce que plus rien n’était possible et que si l’on prenait trop de temps, l’éviscération devrait se faire en plusieurs fois.

Ce jour du 3 novembre, j’ai perdu mon contrat de protectrice. Il s’est brisé quand, le cœur en miettes, après plus de 30 minutes à se décider avec le chirurgien, nous avons fini par dire OUI. L’état de choc comme un état post-traumatique dans lequel j’étais les semaines qui ont suivi n’ont fait que confirmer le fait que oui, j’avais manqué à mon devoir de la protéger au premier et au plus important de tous, de toujours la protéger et lui éviter toute souffrance…

Sauf que la différence, décidément ce mot gentillet ne me plait pas, s’est invitée dans notre vie et s’est écrasée sur nous comme une vague déferlante de plusieurs mètres de haut qui la prend en pleine face.  Aujourd’hui, cela fait un peu plus d’un an qu’elle a sa prothèse, esthétiquement le résultat ne laisse pas présager des souffrances sauf quand on voit qu’elle suinte, mais ce que l’on voit se sont ces troubles, cette ribambelle de troubles qui en ont profité pour la bousculer encore plus, qui ont profité de ce basculement, de ce choc pour se dire : « on s’est fait en coulisse une belle place pendant plusieurs mois, maintenant on éclate au grand jour… »

Depuis, je ne me vois plus comme une protectrice, je ne me vois pas comme une super maman non plus, je me vois comme une maman qui est comme Sisyphe à pousser son rocher qui finit toujours pas redescendre. Sauf qu’il ne nous écrase plus parce qu’aujourd’hui, contrairement à il y a 5 ans ou à il y a 2 ans, j’ai bien plus de forces en moi pour y faire face. Je n’en suis pas encore au stade à l’envoyer voler au-dessus de la montagne, mais au moins, il ne nous écrase plus, on cohabite du mieux que l’on puisse bien que le prix a été lourd, bien assez lourd à payer…

À l’heure où j’écris ces mots, la nuit vient encore de me confronter à la réalité de ma petite, à ses peurs, à son besoin de mouvement permanent auquel je réponds par des histoires relaxantes, par du Yoga, en ne réfléchissant pas à chercher mes mots, en improvisant, là elle dort, plus sereine d’avoir pu entendre que l’on bougeait aussi la nuit. Elle qui ne comprend pas avec beaucoup de difficultés que les temps calmes et le fait que la nuit par exemple, l’activité ne soit pas la même…

Je reçois ses angoisses, ses troubles, sa souffrance comme le paiement injuste de mon manque de protection, mais quand les handicaps, quels qu’ils soient, s’invitent dans votre quotidien, on ne protège plus, on SURVEILLE.

Je ne suis plus la protectrice de son cœur, de ses maux, de ses jours, je suis leur surveillante et au final cela me plait beaucoup plus.

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Déborah 28 ans, malvoyante et tripède (c'est ainsi qu'on se nomme avec mes amis déficients visuels équipés comme moi d'une canne blanche) qui redécouvre le monde avec ma canne blanche baptisée Matha (qui veut dire guide en elfique, mon mari étant passionné par l'univers de Tolkien, c'était un clin d'œil pour l'avoir partout avec moi) qui m'accompagne pour nos trajets quotidiens. Maman d'Alisanne, 5 ans et demi, malvoyante également, appareillée d'une prothèse oculaire et ayant développé des troubles du comportement qui se sont fait une place de choix profitant d'un parcours médical très lourd, la place est tellement confortable qu'ils ne veulent plus partir. Ce long parcours, qui a commencé dès sa naissance, aura été jalonné d'épreuves, de joie, de beaucoup de peines, de douleurs, de décisions dont on a pas encore totalement guéri, de confiance aussi. C'est cette confiance qui nous donne la force de tenir au quotidien, cela n'a fait que souder davantage notre famille. Alisanne peut compter sur un Papa qui s'investi du mieux possible et un petit frère qui l'adore.