Le prix de tes mitaines

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Je venais te chercher à l’école. Tu m’avais manqué, après plusieurs jours chez papa. La journée au bureau avait été absolument exécrable, j’avais dû me battre corps et âme avec des situations impossibles alors que j’étais malade. Je me disais que la lumière sur ma journée serait le moment où j’irais te récupérer au service de garde.

Malgré mon soulagement et ma joie de t’apercevoir au bout du corridor, tu semblais mécontent : « Mauvaise journée, Bébé? » dis-je en te proposant de t’aider à enfiler tes nouvelles mitaines. Tu m’as confié alors sur un ton plein de ressentiment que le défilé de tuques décorées était cette journée-même et que j’avais oublié de te faire préparer ta tuque. Tu n’avais pas pu participer au concours à cause de moi. Tu avais le menton qui tremblait et les yeux humides. J’ai répondu avec douceur : « Chéri, je suis si désolée que tu n’aies pas eu ta tuque prête pour le défilé, moi aussi je suis triste pour toi. Cependant, tu n’étais pas avec Maman ce weekend. Je ne pouvais donc pas préparer ta tuque avec toi. Si tu veux, on pourra en préparer une pour le plaisir à la maison tantôt? ». Intérieurement, mon cœur venait de voler en éclats. Comment avais-je pu oublier de rappeler à ton Papa de préparer ta tuque et lui envoyer le matériel pour le faire comme je l’avais fait pour les Valentins? Il avait pourtant eu la même correspondance que moi, mais tout le poids de l’organisation familiale repose sur mes épaules depuis toujours. Pour toi, mon fils, c’était moi la grande responsable de cet oubli et c’était la fin du monde.    

Je me penchai de nouveau devant toi, avançant une mitaine vers ta petite main, un sourire empreint d’empathie aux lèvres. Tu m’as regardé droit dans les yeux, du haut de tes à peine cinq ans et tu m’as répondu du tac au tac en retirant tes mains des miennes : « Ne me mets pas ces mitaines-là Maman, elles sont cheap! ». Clairement ces mots ne t’appartenaient pas, ils appartenaient plutôt à ton père. Tes accusations me faisaient cependant l’effet d’un coup de botte à cap en plein visage, tu ne me disais pas simplement que tes mitaines n’étaient pas adéquates, mais plutôt que je n’avais pas été à la hauteur deux fois de suite.

J’ai pris une grande respiration et je t’ai dit : « Trésor, ces mitaines ne sont pas cheap. Tes mains grandissent vite et tu mouilles trois paires par jour parce que tu joues beaucoup lors de la récréation. Dans ton sac, tu as cinq paires. Pas une, mais cinq. Elles sont sèches et propres, tous les matins.  J’ai fait tous les magasins du coin pour t’en trouver une nouvelle paire il y a deux semaines. Je t’ai même fait garder un soir de semaine, pendant que tu dormais, afin d’être capable de me libérer pour t’en trouver. À ce temps de l’année, les présentoirs sont vides, que Maman paie 10$ ou 50$, qu’importe, il ne restait rien à ta taille, rien d’assez long, rien d’assez imperméable, rien d’assez chaud. J’ai trouvé une seule paire qui correspondait à tes demandes et je l’ai achetée me disant que je pourrais continuer à magasiner en ligne en attendant de trouver mieux. Depuis une semaine je passe mes diners et pauses à chercher une paire qui ferait l’affaire sur Internet. J’essaie de trouver ze mitaines pour toi, en attendant, ce sont ces mitaines que tu mettras dans tes mains, alors donne-moi ta main sans faire de chichi. »

Je m’arrêtai net et je te regardai, toi qui visiblement n’avais presque rien compris de mon monologue. Ce que je ne te disais pas non plus, c’était que trouver des mitaines qui ne te feraient pas mal, comme tu me le dis souvent à cause de ton hypersensibilité aux textures est une réelle aventure. Il ne suffisait pas de trouver des mitaines, il fallait trouver les mitaines qui pourraient protéger tes petites mains de toutes les sautes d’humeur de dame nature et que tu serais capable de tolérer du poignet au bout de tes doigts pour te permettre de jouer sans pleurer de douleur avec les amis de l’école.

Tu m’as tendu ta main, finalement, dans le silence. J’espérais que ta préposée ne voit pas mes yeux humides. J’ai enfilé mes propres mitaines : des gants que j’ai trouvés à 1,50$ au comptoir familial. J’ai fermé mon manteau d’hiver défraîchi, modèle 2011 (le seul que je possède) et j’ai fermé le tien, modèle 2018 payé dans les 300$. Tu as enfilé tes bottes Baffin payées 110$, ta tuque North Face à 35$, ton cache-cou Nanö à 20$ et tes nouvelles mitainescheap.  Tu avais l’air d’un lingot d’or.

Mon fils, tes mitaines m’avaient coûté 8,98$ à l’Aubainerie, mais le prix réel de celles-ci était beaucoup plus élevé en calculant mon temps et l’organisation que j’avais dû prévoir pour aller te les acheter. Il n’y a pas une journée où j’avais mis ces mitaines dans ton sac où je ne m’étais pas rappelée que je devais en trouver d’autres. Le prix de tes mitaines, Chéri, était celui de toute la charge mentale que je porte dans ma tête et dans mon cœur en veillant à ce que ton enfance ne soit teintée que du bonheur de t’amuser dans la cour de récrée en toute quiétude avec des vêtements adéquats, ton bien-être étant toujours au cœur de mes priorités. Le prix était celui du sacrifice de mon propre confort. Je dirais qu’à ce prix, Canard, tes mitaines n’avaient rien de cheap, elles représentaient ce que Maman pouvait offrir de mieux dans les circonstances et je dirais qu’à mes yeux, elles valaientde l’or… mais ça, tu ne le réaliseras vraiment qu’un jour dans longtemps, quand lors d’une soirée d’hiver tu te prendras la tête à deux mains devant un présentoir de mitaines dans un magasin quelconque, constatant que tu achètes la dernière paire de mitaines 7-8 ans de toute la ville pour ton propre enfant.

Maman t’aime Loup, puisses-tu te le rappeler comme moi, chaque fois que je t’enfile ces mitaines.

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Avocate, chargée de cours, présidente du CA d'un CPE de 80 places, les chapeaux se sont cumulés rapidement pour cette jeune professionnelle de 30 ans. À tous ces titres s'est ajouté celui de Maman, en 2013, un titre qui bouleversa son univers complètement et qui l'amena à poser un regard différent sur la vie. Parlant de différence, le mot est bien choisi. Le titre de Maman s'est alors ouvert en plusieurs déclinaisons en ajoutant les titres de mère monoparentale et de mère d'un enfant à défis. L'adaptation pour elle a été réelle afin qu'elle arrive à prendre sa place et puisse l'affirmer sans gêne dans son monde plutôt rigide où tout était homogène entre les grandes performances et les belles apparences. À deux mois, bébé démontrait déjà des signes avant-curseurs d'un trouble neurologique. Après des années à arpenter les couloirs des hôpitaux, à cogner à certaines portes, à en défoncer d'autres, le diagnostic est tombé en 2018 : Syndrôme Gilles de la Tourette et TDAH. Déterminée, elle a choisi de troquer son mieux-vivre pour les enseignements avisés et souvent originaux de tout un village, qu'elle a sollicité pour l'aider à donner une enfance épanouie à son petit dans cette famille tout à fait hors-normes. Aujourd'hui plus informée, elle souhaite partager son expérience et son vécu pour offrir aux autres une perspective qui se porte au-delà des jugements et des tabous.