Un cadeau mal emballé

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Une simple chicane entre frères, ordinaire, comme il y en a dans toutes les maisonnées du Québec. La différence? Elle se termine par une phrase que j’appellerai « atomique » : « Je suis écœuré, j’veux me suicider! » Du haut de ses 9 ans et 11 mois, Albert venait de larguer la bombe en plein visage de ses parents et de son grand frère. J’ai senti le sang se vider de ma tête, les frissons descendre dans ma colonne vertébrale, les larmes me piquer les yeux. J’ai regardé furtivement mon mari et j’ai dit quelque chose sur un ton étrangement calme : « C’est grave mon Albert dire ces mots-là, qu’est-ce qui se passe pour que tu te sentes comme ça? » Jamais nous n’avions parlé de suicide devant les enfants, ni regarder un reportage sur le sujet. À l’école? Peut-être. D’où venait toute cette colère, cette peine, ce désespoir? Malgré les tensions dans la maison, deux enfants diagnostiqués TDA et TDAH, dont le petit dernier avec une disfluidité, nous étions tout de même une petite famille nucléaire, assez solide, bien ordinaire. Était-ce de ma faute parce que le suicide, j’y avais déjà pensé sérieusement à deux reprises, dont la dernière fois, durant une dépression post-partum après avoir mis au monde ce beau Albert-là?

Dès le lendemain de ce soir de juillet, j’ai appelé pour prendre rendez-vous avec sa pédiatre. La secrétaire m’annonce qu’il aurait lieu le 10 septembre 2012. Ouf! Attendre six semaines avec un Albert colérique, déprimé, moins fonctionnel, frustré, exigeant. Chaque jour était un défi pour lui, pour moi, pour notre couple, notre famille. Il fallait composer avec ses sautes d’humeur et surtout, tenter de le calmer, de le rassurer, de l’aimer malgré tout.

Au début du rendez-vous, mon mari est resté dans la salle d’attente avec Albert, pendant que je résumais la situation à la pédiatre. Son langage non verbal fut éloquent : la situation est grave, son comportement est anormal et inquiétant, il n’y avait qu’une chose à faire. Demain, direction urgence du centre hospitalier pour être vu par un psychiatre qui pourra ensuite faire la référence en pédopsychiatrie. Cette démarche nous permettrait d’avoir un rendez-vous en « pédopsy » un peu plus rapidement, soit dans deux à trois mois au lieu de six.

Le lendemain, sous un soleil radieux d’automne, le 11 septembre 2012, notre « 911 », nous nous sommes dirigés à l’hôpital, avec un Albert inquiet en faisant semblant d’être des parents rassurants. J’avais la nausée et cela a duré pendant les sept heures passées à l’urgence. Dr Moutarde (je l’appellerai affectueusement ainsi, il ressemblait étrangement au Colonel Mustard du jeu Clue), est arrivé pour « nous examiner » avec son savoir, son accent français et son veston bien coupé. Entrevue avec Albert, entrevue en couple, deuxième entrevue avec Albert, entrevue en famille. Quelle épreuve! Les questions sont légitimes, mais le ton… Condescendance, jugement, mauvaise lecture de la situation.

Je vous épargne les longs mois d’évaluation, les multiples démarches, le petit quotidien pas simple, les problèmes de couple, la crise familiale (ben oui, pas facile d’encaisser un diagnostic pour des grands-parents!), la difficulté de fonctionner au travail. Qu’est-ce qu’il avait donc ce cher Albert? Un TDAH (déjà connu), un trouble du langage, un TSA (tsé le large spectre…), mais avec une couleur de plus : trouble de la pensée limite psychotique.  Dre Douceur (un surnom qui la décrit vraiment!), pédopsychiatre qui a livré le diagnostic, a ajouté : « Il est possible qu’il demeure dans l’état actuel ou encore, que cela se dirige vers une bipolarité ou une schizophrénie, il est beaucoup trop tôt pour le dire. Albert s’est bien développé parce que vous vous en êtes bien occupés, il a été stimulé tout au long de son enfance, vous avez persévéré. On ne sait pas d’où les troubles proviennent, ce n’est pas clair. La recherche dit que ces enfants-là ont eu une anomalie sur le plan du développement du cerveau, la génétique cherche à comprendre. Il y a certaines fragilités dans l’historique familial (lire ici famille élargie et ancêtres). Une des pistes envisagées est un trauma vécu à l’école, en raison de l’intimidation dont il a été victime en lien avec sa disfluidité. Il est essentiel de lui apporter stabilité, de demeurer une famille unie malgré tout, de ne pas lui partager des idées trop ésotériques si vous en avez, de s’assurer qu’il fréquente de bons amis. Je vais vous proposer une médication pour l’aider dans l’organisation de sa pensée et pour diminuer son agressivité… »

Ses mots résonnaient dans ma tête. Bipolarité. Schizophrénie. Elle continuait ses recommandations, mais je flottais au-dessus de mon corps et à d’autres moments, j’étais ensevelie sous les dalles du plancher de son grand bureau en pédopsy. Demeurer une famille unie, malgré tout… Fréquenter de bons amis? Il n’en a pas un. Jamais invité à une fête d’amis, toujours seul à la sienne. Je pleurais toutes les larmes de mon corps, mais la main chaude de mon mari me permettait de rester ancrer sur la chaise inconfortable de Dre Douceur.

Ma fin du monde s’est éternisée, mais le vent allait tourner trois ans plus tard. À l’été 2015, j’ai lu à la vitesse de l’éclair Maudite folle! de Varda Étienne et avec tendresse Deux enfants à la mère de Guylaine Guay. Puis, j’entends parler que cette dernière fera une séance de signatures dans une petite librairie du Vieux-Québec à l’automne. C’était clair : je devais la rencontrer et la remercier. Son livre avait été un véritable baume pour mon cœur de mère pris dans la tempête.

Par un jeudi soir pluvieux d’octobre, je suis arrivée devant elle, lumineuse et affectueuse Guylaine. Je me suis effondrée. Je pleurais mon sentiment de culpabilité, mon désespoir, mon inquiétude pour l’avenir, mon bonheur de la rencontrer. Sage Guylaine m’a regardée, mise ses mains sur les miennes et dit : « Mais pourquoi pleures-tu ainsi? » Je lui ai répondu au travers de mes larmes : « Je me sens tellement coupable… » « Ce n’est pas de ta faute, ça ne te donne rien de te casser la tête avec ça… Ils sont des petits extra-terrestres, c’est tout. »

Le simple fait qu’elle m’adresse ces paroles fut un moment libérateur, un moment béni. Je ne peux vous cacher que le fantôme de la culpabilité revient me hanter par moments, mais il n’empoisonne plus ma vie comme avant.

Je vous souhaite la sérénité et surtout, de découvrir le cadeau peut-être mal emballé, que votre enfant vous livre actuellement, au quotidien… Le mien, il n’est fini pas d’être déballé, mais plus je le découvre, plus je comprends et finalement, je suis bien heureuse qu’il me soit destiné.

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Amoureuse des mots depuis plus de quatre décennies, mon parcours professionnel est teinté d'une grande soif d'apprendre, de démystifier, d’écrire et de dire. Tout d'abord sexologue, j'ai décidé de poursuivre ma formation pour vivre une deuxième passion : l'enseignement. Maintenant enseignante au secondaire en ÉCR et en éducation à la sexualité, je travaille dans une école en milieu défavorisé depuis presque 15 ans. J'ai la chance de côtoyer une équipe inspirante et dévouée auprès d’adolescents qui ont des besoins qui dépassent bien souvent l'académique. Il y a quelques années, j'ai fondé une petite entreprise spécialisée en réseaux sociaux et en rédaction avec une collègue et amie. Mon quotidien n'est pas routinier... ni très reposant! La nature m'a dotée d'une bonne dose d'énergie, tant mieux! Mon équilibre, je le trouve à la maison, où j'ai la chance d'aimer un mari et deux garçons. Nos deux grands colosses ont des besoins particuliers et ne sont pas "qu'un paquet de troubles". Mon plus grand souhait est que mes garçons puissent se réaliser, en sachant que leur unicité a une valeur inestimable. Aujourd’hui plus que jamais, je sais que ma formation académique et mes expériences professionnelles m'aident à être une meilleure maman. Toutefois, mes enfants me donnent bien des enseignements, ça me motive à être une meilleure prof auprès de tous ces enfants différents, maintenant intégrés dans les classes dites régulières. Et c'est en leur compagnie que je poursuis ma route, guidée par la volonté de démystifier et de donner une chance à tous!